Aller au contenu

L’oeuvre

L’oeuvre

Ouvrir

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

Il n’est ici question que d’ouvrir du futur, coûte que coûte.

Le monde nécropolitique qui accueille les moins de 25, est bien pire que celui du désastre qui me vit naître.

Beaucoup pensent que la catastrophe est devant, pourtant, on marche sur des ruines. Des humains devenus choses, marchandises, force de travail, ventres en attente, corps désarticulés sur un sol quelconque, organes pénétrés par la violence toute puissante. Des rêves traqués, domptés qui doivent rester cachés. 

Lutte inégale entre la solitude et la masse, qui amène à se couvrir de crasse, de silence ou d’armes.

Comment frayer au milieu des terreurs nocturnes, dans les héritages des supplices et des races mutilées. Comment accueillir les cris, Algérie. Comment soigner vos rêves en colère.

Quelle autre perspective que la violence pour se désintoxiquer, la barbarie de fin de monde. 

Là, réside ma frayeur et ma rage.

Ensemble, on a parlé. Alors que ce n’est plus possible à l’école, à la maison, au café, et bientôt plus non-plus à l’université. On a parlé de dieu, d’amour, de violence sur eux. On a parlé de Djihad, de paix, d’injustice. On a pleuré sur l’enfant qui a souffert, le bâtiment dynamité, le passé si court et déjà si douloureux. Puis on a fabriqué ensemble des instants, des rencontres, des rires, des surprises, des textes.

Ils sont musulmans et traqués par la politique de la mort qui règne autour d’eux. 

Ils sont jeunes, à ce point de bascule où l’on choisit, où l’on se choisit, où on écrit le futur. 

Ils luttent pour leur liberté de penser, d’exister et de vivre comme ils le veulent.

Je suis chercheuse.

Je cherche des humains inédits, des humains qui s’émancipent, quoique les dominations persistent, toujours plus fortes. Des humains qui ne choisissent pas noir ou blanc mais qui restent indéfinis et infinis, impossible à enfermer dans un enclos parce qu’ils sont agiles, furtifs, invisibles. Des humains capables de guérir pour ne plus ressasser nos déchirures et notre épiderme. 

Nous avons extrait ensemble un peu de futur de leur nuit d’insomnie. Des rêves indociles, des envies de vivre avec passion.

Et cette matière précieuse a déclenché nos aventures vers le savoir, la reconnaissance, l’écoute et la confiance. 

L’amour qui ne passe pas déclenche toujours le sacrifice. Dans tous les peuples de l’humanité.

On ne dira jamais assez à quel point faire la place à l’amour, lui trouver les mots pour exister, créer de l’affection collectivement, est une alternative politique au carnage.

C’est ce à quoi nous nous sommes employés pendant quatre ans.

Ouvrir du futur, coûte que coûte.

+++

Tout semblait se refermer en 2018, dans ce que confiaient des dizaines de jeunes habitants d’Autun aux éducatrices du service de prévention spécialisée. Les barrières, les portes, comme le racisme, l’islamophobie, la difficulté d’être jeune dans une ville vieillissante, d’être femme dans un monde patriarcal, le fait d’avoir peu de ressources dans la grande compétition soi-disant obligatoire pour devenir quelqu’un. Alors nous avons fabriqué des rêves d’avenir qu’on n’arrivait plus à faire. Mais c’est difficile de re-fabriquer des rêves quand ils ont été effacés de notre programme. Nous voulions faire un film. Mais les jeunes ne voulaient pas. Alors on a tenté d’ouvrir les portes sur le mode d’une aventure, partir discuter avec ceux qu’on imaginait impossible de rencontrer, essayer de régler des problèmes graves qui nous concernent avec des décideurs, écrire des identités blessées, explorer des attachements occultés, faire un groupe pour réconforter nos solitudes profondes. Et révéler cela dans une forme de « rêve parleur », comme des récits de science-fiction, avec toute l’angoisse et l’utopie qu’ils peuvent porter : un sur-réel qui nous ressemble.

Renaître

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau / Si Mohamed Lahlou

Texte

– J’ai eu de la chance d’être né
– Je cherche quelque-chose en moi
– Je cherche à me rechercher moi-même

J’ai peur de partir sans rien. Je veux mourir avec le cerveau plein d’images. 

Je serai un loup, loup à carapace, loup-tortue, un loup-caliméro parfois, un loup-superman si je peux. 

L’énorme bulle noire au-dessus de mon cœur, tout au fond de ma tête, je la crève. 

Grâce à lui : le parfait, l’impressionnant. »

– On est petits pour les étoiles

– Chercher ce qu’il y a en haut, en bas et moi

Le petit loup a grandi solitaire, il est là, caché dedans. Il attend. Il aime faire rire les enfants. Il explore la forêt, il a appris à lire une carte, il sait s’adapter. 

Il ne veut plus voir en noir, alors tout est blanc, comme la paix, comme la neige de ce jour-là. Les 600€ par mois sont blancs. Le onneveutpasd’arabesici est blanc. 

Parce qu’il faut comprendre que ça fait partie de la vie. Parce que dans sa religion, si ça doit arriver, ça arrivera.

Mais sa colère, elle, reste noire, encore, comme le liquide de la bulle qui se purge pour patienter. 

– Ouvrir la clef de mon cœur maintenantjesuislibre

La tristesse du faux blédard comme les cauchemars font l’aiguille d’une boussole déboussolée. 

Les âmes bloquées se tiennent sur un fil. Du père au fils, traverse le passé jusqu’à un tableau de bord sans personne pour le contrôler. 

– J’ai vu le portrait de mon futur

Voir mes parents sourire. Conduire le bateau, dans la joie, l’étincelle qui regarde la lumière du soleil.

Je naviguerai vers l’île où se sont perdus les rêves.

+++

Walid nous a donné rendez-vous en forêt ce matin-là, il y avait de la neige. Quand on commence l’interview, l’image n’arrive pas à se fixer puisque Ben court derrière nous avec la caméra pour essayer de nous suivre, la neige, le ciel, les arbres défilent anarchiquement sur l’écran. On entend pourtant ces mots de Walid: « quand tu regardes les fourmis, on est grands pour elles, mais quand tu regardes les étoiles, on est petits pour les étoiles ». Sa poésie a ouvert notre rencontre, Walid pense en poésie, il voit des images en permanence, des images très précises et parlantes comme des signes venus d’un autre langage. Son atelier d’écriture, c’est sa vie entière. Sa langue maternelle a été mélangée avec sa langue française, alors il a fabriqué une langue hybride. Ce morceau « Renaître » raconte le voyage initiatique que nous avons accompli ensemble. Son prénom veut dire « nouvelle naissance » en arabe. C’est ce que lui a révélé Adil El Ghissassi, chanteur formidable, percussionniste et interprète de chants sacrés et arabo-andalous, que nous sommes allés questionner sur les liens possibles entre langue arabe, musique et islam. Puis, Mohamed Lahlou, joueur de guembri et interprète de chants soufi et gnawa, a chanté pour lui. Et l’un de ses chants est celui qu’on entend dans le morceau « Renaître ». Un chant traditionnel qui parle des djinns et de tout ce qui nous travaille à l’intérieur.

Mélèk

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

Parce qu’ils ne cherchent pas à savoir.

Il faut poser les mots qui pèsent. Mettre des mots sur les images. Et essayer de comprendre.

Petite,

Tout le temps je pleurais, je trouvais que des fois, ils me prenaient… comme un chiffon , quelque-chose qu’on peut salir, qu’on peut tordre et jeter comme ça, juste parce qu’il y a mieux ailleurs. 

Chez nous les musulmans, on dit qu’un enfant c’est un Mélèk, c’est un ange. Un ange n’est pas méchant, un ange ne va pas être pervers, un ange ne va pas avoir l’idée de tuer. Au contraire quand on regarde un enfant dans la rue, il va être là à nous sourire.

J’étais un ange comme les autres.

Au début je n’ai rien dit, comme un ange. Ils sont devenus fous sur moi. J’ai souffert, j’ai vécu ma différence au plus profond de moi. Ils ont essayé de me faire disparaître. Alors j’ai fait la guerre, j’ai appris à utiliser ma colère, je n’étais plus un ange. A cause d’eux. J’ai fait justice pour moi parce que personne ne cherchait à savoir.

Vaut mieux rester seule qu’être mal accompagnée.

Et les profs ne sont plus des profs, et l’école, les paroles des autres brisent les rêves. L’école brise les rêves. Elle nous dompte. 

Ça devient trop extrême.

Je ne me suis pas laissée terrasser. Je combats jusqu’à la vérité. Ma vérité :

J’étais un ange comme les autres.

Arrêter… arrêtez la méchanceté, j’arrête la guerre. Arrêtez de nous diviser.

On vient tous d’une mère. Perce ce pot de haine et de confusion. 

J’ai voulu retrouver l’unité, la paix… être pure. 

L’écran brûle.

L’enfant sauvage montre le bout de son nez, derrière ma flamme, un peu en cage.

Ce que je sais le mieux, c’est lui qui me l’a appris.

L’écran cache un sanctuaire, celui des petits anges nombreux que je protège de la souffrance, que je soigne avec des pommades de douceur, petits anges d’une mère, d’une sœur, de mes frères humains. Comment les contenir tous.

On récupère tout ce qui a blessé nos ancêtres, et ça entre en nous. Et à mesure qu’on avance, soit on prend le chemin de la guerre, soit on se dit stop. Je suis passée par moi-même pour comprendre les autres. Ça a pris des années, ça m’a sauvée et ça m’a donné le courage de parler.

Maintenant je sais qu’il faut croire en soi-même, croire en ses rêves, parce que quelque-chose est possible, même si ce n’est pas par la voie directe : Je sème autour de moi… le juste milieu.

+++

« Chez nous les musulmans, on dit qu’un enfant c’est un Mélèk, c’est un ange. Un ange ce n’est pas méchant, un ange ça ne va pas avoir des idées perverses, un ange ça ne va pas avoir des idées de tuer ou de diviser. Au contraire quand on regarde un enfant dans la rue, il va être là à nous sourire. » Cri de colère, Noémia était en colère et voulait en sortir. Alors ensemble, nous l’avons explorée cette colère pour la purger ou la transformer. Elle a longuement construit son argumentaire, toutes les situations d’exclusion, de rejet, de violence qu’elle a subies et observées depuis qu’elle est née. Et nous sommes allées rencontrer un délégué de la préfecture, représentant de cet État qu’elle considérait ne pas être à la hauteur des souffrances des enfants comme elle, un État qui lui semble trop diviser les habitants de France. Les mots se sont posés, et derrière la colère, on a vu surgir l’amour immense qui ne demandait qu’à atteindre enfin les autres. Puis elle a fait la place à ses visions, d’une clarté sans appel: « On récupère tout ce qui a blessé nos ancêtres, et ça entre en nous. Et à mesure qu’on avance, soit on prend le chemin de la guerre, soit on se dit stop. Je suis passée par moi-même pour comprendre les autres. Ça a pris des années, ça m’a sauvée et ça m’a donné le courage de parler. » Le chant créole « Salangadou », enregistré par Alan Lomax dans les années 1930 en Louisiane auprès d’une femme dont on ne retrouve pas le nom, s’est imposé. Il dit quelque-chose de cette ange, enfant piti fille, qu’on nous a prise avec tant de violence, qui n’est plus là, mais on n’y croit pas encore tellement ça nous fait souffrir.

Terreur

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

J’étais allongé sur mon canapé, au téléphone. 

J’ai pas entendu.

Là, t’en as deux, ils arrivent.
Cagoule. Dans la maison.
Cagoule – mitraillette sur moi.
Sur moi, comme ça.

T’en as une quinzaine, ils vont dans toutes les chambres : « chambre 1 RAS – chambre 2 RAS… ».

Et ils me fouillent. Ils disent : « target ok » – la cible ! – La cible c’était moi !

C’est mal fait. Chais pas moi fouille le grenier, fouille la voiture, et là, ils fouillent le congélateur ! Mais attends frère, dans le congélateur, tu vas trouver qu’à manger ! Quand j’y repense, tu viens fouiller à trente cagoulés, tu me prends pour un je ne sais quoi, et ben fouille correctement.

Bien sûr les voisins ont su, ils coupent les routes. Ici c’est petit, en deux minutes ça a fait le tour de la ville.

Ils m’ont foutu une fiche sur le dos qu’ils ont jamais avouée.

T’imagines mon père. Collé au mur par un homme sans visage,

La guerre 

Dans son salon 

La guerre

Il s’est mis en face de moi. Il ne parlait pas. Il me regardait. 

Moi, je leur en veux pour ça.

Mon père, il ne cherche pas à comprendre : les gengens sont venus, pour lui, ils ont raison. 

Il y avait des perquisitions partout, ils étaient débordés.

Ils ont réussi leur coup. 

J’ai plus sa confiance… et j’ai peur, peur qu’ils reviennent.

Ils sont venus à trente, trente quand tu sais que j’ai pas de casier.

Je ne veux plus me montrer, je ne veux plus parler, je veux juste prier.

Ça m’apaise. Ça m’apaise et j’aime bien.

+++

Il faut se rendre compte du vent de terreur qui a submergé les quartiers populaires après les attentats de Paris en 2015. La même sidération, le même sentiment du sol qui pourrait se dérober sous nos pieds, mais en plus la terreur des représailles due aux incessants amalgames diffusés par les médias, par certains élus, par certains fonctionnaires, et relayés sans fin dans un climat post-traumatique. Plusieurs jeunes hommes issus de ces quartiers populaires racontent les perquisitions très impressionnantes, dans le cadre d’enquêtes de prévention d’actes de terrorisme, qui ont fait basculer leur vie d’adolescent et leur vie de famille. Le sentiment d’humiliation et d’injustice: ce jeune papa obligé de faire croire à ses filles, sorties du lit au milieu de la nuit à cause des cris et des lampes torches lors de l’irruption de dizaines d’hommes cagoulés, que c’était pour un film, qu’elles ne devaient pas avoir peur. Un traumatisme par dessus les traumatismes, des situations psychiquement insurmontables pour certains. La colère ici encore, la rage et aussi la résignation : « c’était la panique en 2015, je peux comprendre ». L’humiliation infligée devant les membres de la famille, les parents surtout, a produit le sentiment d’être l’ennemi de l’intérieur, le bouc-émissaire, celui que la société exclura quoiqu’il arrive, et cela reste le plus difficile à dépasser: seule la foi reste alors un cadre rassurant et accessible pour beaucoup. Un chant bourguignon termine le morceau. Il est issu des évangiles populaires, ces formes de ré-appropriation de l’histoire chrétienne par les ouvriers et les paysans locaux. Il décrit le sentiment de Marie quand elle se trouve témoin des coups infligés au corps de son fils. Il est ici placé en guise de poétique réparation pour les fils humiliés.

Êtres

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau / Aline Dumont

Texte

Je te vois assis au pied du citronnier. 

L’arbre te donne cette ligne et tu t’assembles autour de lui. Tous tes mondes se tiennent à toi-même.

Tu sembles léger, tu ne touches presque pas le sol. Et pourtant rien ne semble pouvoir te faire tomber.

Solide et léger.

Remonter le temps pour comprendre.

Il y a cette vague qui te prend, avec d’autres. La vague qui te sort de la résignation. Ne pas te conformer à l’image qu’on te colle. Faire valoir ce que tu penses.

Il y a ces chutes. Tu tombes sans tomber. Tu te rattrapes, te relèves, tu glisses d’une chute à l’autre et tu apprends à ne pas te faire mal. Tu n’es pas seul.

Il y a ces émotions sincères et assumées pour les êtres et les autres. 

Les animaux peuplent nos rêves, nos légendes, notre enfance. Ils donnent une réalité à des pensées abstraites qu’on peine à dire.

« Vivre comme des animaux », « parqué comme des animaux », « manger comme des animaux », « courir après les chats ».

Les chiens hurlent dans la nuit noire. Une chouette surveille, posée là.

Les rats cherchent dans les recoins de nos vies.

Tu restes assis au pied du citronnier.

La neige blanche recouvre nos souvenirs, épaisse chaleur par dessus les frayeurs.

Alors on s’allonge, à terre, l’œil dans la nuit,

On se prépare.

Pour ne pas être celui

Que le monde oublie. 

Un Mohamed par famille. L’aîné. L’élu.

Tu as appris à ajuster ce rôle à celui que tu es. 

Soi-même comme un autre.

Pour sortir de la cellule.

L’autre en soi-même.

Pour être libre.

+++

Nous nous étions donné.e.s rendez-vous sur la scène du théâtre à l’italienne d’Autun, que les régisseurs avaient accepté de nous éclairer pour l’occasion. A cette époque, il était danseur de haut-niveau et la scène avait été un endroit où il avait transformé les enseignements de son existence par l’art. Il nous expliquait le chemin de sa vie et dessinait schématiquement les résurgences, les circulations, les logiques qu’il percevait dans les vies humaines. La captation vidéo de cet entretien dansé ressemble à un cours de philosophie. A la sortie, Ben me confie « le monde est trop petit pour lui ». C’est ce qui arrive quand une intelligence s’exerce en plein, être capable de lier les choses les unes aux autres, et aussi le corps et l’âme. Nous avions rencontré un danseur-philosophe. Et ce dont il parlait, nous le comprendrons plus tard ensemble, desserrait l’étau de secrets enfouis sous les massacres de la guerre d’Algérie. Il a décrit ses réminiscences fugaces d’un pays qu’il a dû quitter en urgence. Et comment son monde s’est peuplé d’êtres non-humains, et de tous les attachements qui lui ont permis de s’adapter à l’exil. La berceuse en langue régionale « Hivâr » traduit cette même capacité à laisser la place aux êtres non-humains, alors que l’exode rural a vidé en quelques dizaines d’années la campagne du Morvan. Cette solitude a ré-ouvert, pour les gens qui ne sont pas partis, cette possibilité de faire la place aux autres êtres, alors que partout autour la modernité les faisait disparaître. Cette connivence improbable entre l’exilé et le rescapé de l’exode, comme les deux faces d’un même cataclysme culturel, est le résultat de notre travail conjoint de recherche philosophique et artistique pour créer ce morceau.
La musicienne Aline Dumont nous a proposé une improvisation libre au violon à partir de la mélodie de ce chant morvandiau.

L’oiseau

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

J’ai retrouvé une vieille histoire d’enfant. 

Pourquoi ce souvenir est-il resté si clair, si limpide ? 

 

J’avais trois ou quatre ans. De l’autre côté de la cour, j’aperçois un oiseau taché de rouge. J’ai voulu l’approcher, je n’avais encore jamais vu d’oiseau de près. 

J’ai avancé sans un bruit, comme un équilibriste qui marche sur des œufs, sans une respiration, aussi imperceptible que la feuille qui pousse, que l’homme qui vieillit. Il ne s’est pas envolé. Je me suis accoudée à la barrière, il est resté à me regarder, avec un petit mouvement saccadé de la tête. Alors j’ai ressenti une grande fierté. J’étais devenue un oiseau, ou plutôt, l’oiseau m’avait acceptée comme semblable. Il n’avait pas peur. Nous sommes restés là, à contempler le monde depuis le même point de vue, l’enfant et l’oiseau taché de rouge. Puis on s’est envolés.

J’ai traversé le miroir. L’oiseau m’a laissé regarder depuis l’autre côté, chaque jour de  ma  vie, je cherche à revoir ce  que j’ai vu  avec lui.

+++

Une Fabrique de rêves embarque tout le monde, personne ne peut se contenter de regarder, et l’anthropologue est aussi un rêveur, une rêveuse. C’est le rêve de celle qui cherche à comprendre les autres. Une vision inscrite dans l’enfance comme un programme intuitif. Une carte imagée qui sert de repère pour tous les choix d’une vie. L’oiseau est cela pour celle qui a cherché à comprendre les visions des jeunes de ce projet. L’oiseau est devenu une méthode pour nous tous, pour enquêter ensemble sur nos vies en respectant nos mondes. Ce récit est retravaillé à partir d’un extrait du journal autobiographique de thèse de doctorat d’anthropologie de Caroline Darroux. Le chant en langue régionale est une composition de Caroline Darroux à partir d’un poème qu’elle a écrit pour les 80 ans d’Alice, une vieille femme devenue le personnage fantastique des contes merveilleux que racontent aujourd’hui les habitants d’Anost. Ce chant dit que les séparations ne sont pas évidentes, que les personnes peuvent devenir personnages, des vies réelles devenir des contes, et que les rêves recèlent des forces importantes pour le monde éveillé.

Des roses

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

Ce ne sont pas tant les mensonges,
Rayer mon sage sourire en coin
De messages de bêtise
De bousculades, mes hantises,
J’accepte tout

Mais se servir des roses comme ça…

Depuis toujours on m’a dit « fais confiance »
Tu verras
Je ne sais qu’être d’accord
Mais des roses comme offense…
Ça, je ne peux pas.

Je ne veux pas qu’on ignore leur couleur naïve,
Je refuse qu’on salisse leur odeur toute neuve.
Et les vers qui dévorent nos joues ingénues
Ne sont que des larves abjectes qui nous entravent et nous tuent.

Et on trouve ça normal d’offrir des roses pour que dalle
Les miennes ravivent l’étoffe de mon chemisier sombre
Elles ne sont ni à vendre ni à prendre ni à couper
Et c’est un cataclysme de me les arracher.

Pourtant je reste
Car ces pétales si fragiles nous rendent courageuses
Malgré les blattes et la nuit, l’ennui qui nous apeure.
Je reste ici, je parle,
Car on m’a dit « fais confiance »,
J’avance vers la main tendue qui peut aussi être un leurre.

Je ne suis pas en guerre, pas en colère, passant gaiement,
Même si ça reste dure depuis tout le temps.
Je sais que je ne sais rien et ça me donne un avantage,
C’est de pouvoir saisir des particules sans bagage,
Qui ne sont ni à vendre ni à prendre ni à couper,
Et qui forment mes nuages parfois légers.

+++

Hilal aime le piano. Elle nous a guidé.e.s pour trouver le bon univers de ce morceau qui dit la fragilité des roses. Il s’adresse à la part la plus délicate et douce de chacun de nous, la plus joyeuse et créative, la plus vulnérable aussi, que certains enferment à double tour pour lui éviter les blessures, et que d’autres prennent le risque de rendre apparente pour que le monde soit plus tendre. Avec Hilal, nous sommes parti.e.s explorer comment fréquenter mieux nos vieilles grands-mères, un peu dissidentes, et parfois très seules du coup, parce qu’elles sont en dehors des conduites qu’on nous impose. Madame Lütfye Kurtulus fut l’une d’elles, elle nous a encouragé.e.s à suivre notre instinct, à ne pas rentrer dans le rang, en tant que jeune-femme, même si ça ne plaît pas à tous. Dans son appartement HLM, nous avons compris qu’il est possible de rester nous-mêmes, en toute liberté de mouvement. Hilal a trouvé comment garder vive cette part d’elle qui sautille, dans des moments de grande adversité. La réalité est dure à vivre pour celles et ceux qui s’y aventurent, et le courage immense. Nous avons ainsi réussi à accomplir tout le chemin pour exprimer et faire sentir ce rêve-là dans ce morceau, afin de porter la parole d’autres jeunes femmes et de jeunes hommes de ce projet, engagé.e.s dans cette même nécessité d’exister fragilement et librement. La mélodie chantée est inspirée d’une valse marseillaise traditionnelle.

Mahané

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

Amour et mort
Emmêlés d’absolu. Tout finit
Dans une ronde d’envie, de désir, plus de vie

Le printemps: primes verts et premiers temps nous gagnent
Nos rêves en veille par le soleil et le passé
Jeune de passion
Le garçon amoureux, l’âme sœur
Parti au cœur de la forêt pour la voler
L’eau s’écoule des murailles,
Chesti maï

La forêt peu à peu est habitée
Les pierres pleurent
Pas loin d’ici
L’eau s’écoule encore de tant de larmes.

Le frère vole la sœur comme le cheval s’échauffe du sang qui le tenaille
Le ventre gonfle d’une pierre et tous meurent.
Dans la forêt, là où l’eau s’écoule des murailles,
Chesti maï

Passé, notre destin qui se rejoue à l’envi
Changés en pierres, les bêtes, les hommes
« Recueille l’eau, prépare les branches et lie le fer »
La jeune fille faufilée sort du seau notre destin bien dit Mahané

Faufilée sous le drap de l’envie
Un pour chacun, pas de chef, que des familles
La vie ensemble, danser, manger.

Les étoiles ruisselleront sur nous pour me sourire

Les étoiles cacheront nos sœurs de nos désirs

Pour une année

+++

Yasar est son prénom de naissance, celui qu’utilisent ses amis, ses parents, ses proches. Aleks est son prénom administratif, celui des papiers. Il nous a fait visiter les rues, l’immeuble, les sous-sols de son arrivée à Autun. Il a pris le temps de nous faire entrer dans son monde. Marc était avec nous pour l’écouter, Yasar avait besoin de cette oreille de confiance. Il avait envie d’inscrire sur des traces qui resteront son parcours d’exil et sa découverte d’un univers complètement étrange par rapport à son quartier issu de la ségrégation des minorités en Bulgarie. On a fait un film où il raconte tout ça. Il le garde précieusement pour sa famille et ses enfants plus tard. Il a eu alors besoin de parler avec ses parents du passé. Mais dans la famille, on ne parle pas du passé. Alors on y est allé.e.s ensemble pour faciliter cette discussion et l’enregistrer elle-aussi. C’est là que sa maman a raconté cette histoire. Lui savait que la fête du 6 mai est très importante pour son peuple. Mais il ne savait pas pourquoi. Sa mère a expliqué que le 6 mai, ce que fêtent les Bulgares musulmans notamment, est l’anniversaire d’un amour impossible qui a fait renaître la vie dans la nature et dans l’humanité. L’amour entre un frère et une sœur. « Il y a un endroit dans la forêt où l’eau coule, c’est là que ça s’est passé et c’est depuis ce jour que cette eau coule d’une pierre ». Ce même jour, toute la communauté, aidée des jeunes filles, a la capacité de deviner ce qui va arriver dans l’année. Les Mahané sont des écritures rituelles qui aident à connaître le futur. Aleks pense que les jeunes doivent connaître tout ça, car ils vont l’oublier en vivant en France. Alors nous avons fait le projet d’une chanson, puisque la chanson populaire Ederlezi avait fait tant connaître la fête Rom du 6 mai, une chanson sur le mode rap et machine électro pourrait devenir un tube chez les jeunes de son âge ! Il nous a quand même dit que certains mots du morceau n’étaient pas très bien prononcés dans sa langue et que la promo à la télé, le chanteur beau gars comme la chanteuse pulpeuse faisaient beaucoup pour la popularité des chansons en Bulgarie… ah bon, bah ça ne sera peut-être pas un tube alors (;

Rêve

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

Rêves
Nos rêves sont des mondes,
Parfois anciens,
Formant
Des éclats de demain.
En débordent des êtres
Tracés de peurs, en toute lettre.
Des cartes du temps, des arbres aux fruits murs,
Qui appellent et murmurent
Indocilement

+++

Ce sont des rêves qui vous parlent par les compositions de Christophe Leusiau, la voix de Benjamin Burtin et de Caroline Darroux, le violon d’Aline Dumont et le guembri de Si Mohamed Lahlou. Chaque morceau tente de ré-ouvrir un monde qui était en cours d’effacement. Un petit monde intime, exploré par l’enquête rigoureuse, individuelle et collective des femmes et des hommes qui vous proposent cette expérience sonore. De bribes de mondes en résonance avec les rêves de peuples multiples sur la planète. Les « rêves parleurs » déjouent nos catégories, nos lignes droites et prennent des lignes de fuite impossible à anticiper. Accéder à ces « rêves parleur » demande de se laisser emmener.

Les nerfs

Crédits

Texte  Caroline Darroux
Voix  Benjamin Burtin / Caroline Darroux
Musique  Christophe Leusiau

Texte

Ça part de ma main gauche, ça a commencé sur deux doigts
C’est remonté année après année,
Passé dans mon bras puis ma nuque, maintenant, je sens mon nerf qui tire,
Ça bloque ma tête mon épaule, mon aiguille, mon crayon, mes mots, 

Qui me tire les nerfs

Danser
M
e sort de ma prison.
J’adore danser, ça me change les idées
Mais j’ai les nerfs
Et ça bloque.
Combien de temps je vais supporter.

Tracer la feuille
Pour prendre le temps à pleine main
Gauche, ça tire,
Alors écrire
Des longues histoires sans fin
Pour voyager.
Ma main gauche,
Je vais lâcher.

Qui me tire les nerfs,

De tout ce qu’il ne faut pas faire
C’est comme si ça salissaitÀ l’intérieur
Québlo dans le mitard des autres.

Je me suis levée ce matin, je cherchais mes chaussures
C’est comme ça que j’ai su
Je tombe en frisson
Je vais devenir moi

Hey, si tu l’as jamais eu
J’espère que tu le vivras un jour.

Faut débloquer
Bouge d’ici danse
J’aime pas qu’on me regarde quand je dors, J’aime pas qu’on me regarde dans le rue

Bouge
Dissidence
Je vais inventer mes patrons
Assembler les pièces, habiller mes phrases
Je suis pas gauche, ne rien gâcher.
Même si ça prend du temps, j’en sortirai.
Même si soi-disant ça se fait pas par ici et que les médisant nous maudissent.

+++

Il arrive que la société soit si contraignante pour quelqu’un que son corps le ressente physiquement et devienne malade. « Les Nerfs » raconte comment il est possible de sortir d’une prison invisible, insidieuse et quotidienne, qui a pris les nerfs en otage et qui confisque jusqu’à la capacité de tenir un stylo. Mériam nous a fait entrer dans ce mécanisme de la prison sociale qui se transforme en camisole corporelle. Prison qui se fabrique au moment où certains humains considèrent qu’ils peuvent choisir pour les autres et contre leur gré. Mériam nous a aussi enseigné les obstacles mis sur la route de ceux qui essayent de changer de condition. Prétendre à une carrière dans le monde du spectacle quand on vient d’un milieu populaire, être le ou la première à faire des études supérieures dans la famille, tout en faisant des petits boulots pour parvenir à soutenir le foyer. Avec elle, nous sommes allé.e.s à l’Opéra Garnier à Paris, où Clotilde Mauvais, à l’époque costumière, nous attendait pour parler de ces sujets. Une journée de princesse au milieu des dorures et des fresques de l’Opéra, des étages et des portes dérobées derrière lesquelles se fabriquent et s’ajustent les costumes, pour que Mériam puisse poser ses questions et faire part de ses doutes. Clotilde a raconté la difficulté de partir d’une petite ville de province pour arriver là où elle est. Elles ont partagé toutes les deux leur raz-le-bol de se sentir plier sous le poids des obligations et des dominations. Le film de cette journée nous fait traverser les désirs exubérants et les peines résignées d’une vie de jeune femme en résistance. C’est le blues qui s’est invité, mais un blues réinventé, renversé par la vigueur d’un peuple dominé qui se libère. Le chant bambara (Mali) raconte la joie du tambour d’Ousmane qui rythme frénétiquement notre danse et ne s’arrêtera plus. Il a été enregistré en 2007 par Caroline Darroux dans le village de Missira lors d’une fête. Dernier morceau en forme d’incantation, pour se dé-chaîner.