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La démarche

La démarche

Une écriture alternative en sciences sociales

Une forme particulière

Cet album donne forme à cette « Fabrique de rêves » et a vocation à diffuser sa dimension transformative au plus grand nombre. Il a aussi l’ambition d’écrire à partir du langage des personnes qui ont été la cheville ouvrière de cette « Fabrique de rêves ». Les recherches scientifiques ne sont pas toujours menées pour le milieu scientifique. La MPOB active avec ODIL et ses partenaires territoriaux des recherches en circuit-court, à l’usage direct de la société. C’est pourquoi les formes de leur restitution sont alternatives, croisent les pratiques artistiques, l’oralité, la méthode scientifique, l’éducation populaire et l’expression des habitants.

Les débuts

Les collectivités locales, où en cette époque des années -5 avant COVID, travaillaient des personnes qui portaient une grande attention au bonheur et aux souffrances des habitants, nous avaient sollicité.e.s car un malaise inhabituel se faisait sentir parmi un nombre grandissant de jeunes femmes et de jeunes hommes dans les quartiers populaires de la ville d’Autun. Nous avons proposé une sorte de « consultation ethnologique » à laquelle des jeunes pouvaient accéder facilement grâce au service de Prévention spécialisée. Ces jeunes gens parlaient avec angoisse et colère de leurs êtres éternels, de leurs cauchemars, de leurs visions, j’ai reconnu des trames qui ressemblaient à des rêves en colère.

Il y a bien longtemps, une anthropologue nous a fait découvrir la profondeur de ce que certains peuples du monde appellent « les rêves », « the Dreaming ». Elle vivait avec des familles aborigènes d’Australie. Elle a écrit le livre Rêves en colère. Elle racontait que, avec les Aborigènes australiens, le rêve est la matrice de la vie, il est un monde qui se superpose aux lieux où l’on vit, on s’y ressource, on y trouve des repères, on s’y remémore des choses très anciennes, des traces, des chemins, des êtres éternels qu’on peut rencontrer. Mais certains cataclysmes culturels peuvent les faire vaciller, les faire déborder violemment dans le monde éveillé. Dans les mots de ces jeunes gens, j’entendais un phénomène proche. J’ai rencontré Barbara Glowczewski et Nastassja Martin, je leur ai parlé de cela. Nastassja a raconté à son tour comment quelques familles d’un autre peuple, éloigné à tous points de vue des premiers, dans l’extrême Orient russe, avaient retrouvé leurs rêves et leur repères en repartant vivre en forêt après l’effondrement du bloc communiste. Elle a écrit Croire aux fauves. Ces femmes témoignent de ce que les rêves effacés peuvent revenir. Si « la voix des nuits peut nous rendre malades quand elle nous montre trop de choses en rêve », alors en écoutant ces colères et les informations qu’elles nous envoient, on peut agir ensemble dans cette vie-là. Mais comment actionner la mécanique inverse, celle qui reconstruit ? C’est un homme exilé et devenu psychothérapeute de renom qui nous a enseigné comment nos vies collectives et individuelles étaient attachées aux êtres éternels et aux mondes dont ils proviennent : que l’on soit issu des peuples berbères d’Algérie, de peuples minorés de l’ex-Bulgarie communiste, des campagnes éloignées de Turquie, où de plusieurs mondes à la fois par nos lignées maternelles et paternelles, nos attachements sont particuliers, très précis et concrets, partagés par des communautés et en évolution. Tobie Nathan soigne les exilés en souffrance psychique grâce à son approche de l’ethnopsychiatrie. Il a écrit Nous ne sommes pas seuls au monde. 

Ces trois rencontres ont été à l’origine de la proposition d’une « Fabrique de rêves » avec ces jeunes gens qui avaient choisi de venir déposer auprès de nous leurs frayeurs, le récit de l’effondrement de leur monde et avant cela de celui de leurs parents, leur attachement très fort à la forêt, à certains endroits du quartier, à d’autres lieux inattendus et au monde des invisibles. 

La Fabrique de rêves est une tentative d’amener l’intervention ethnologique dans la société et l’aider à devenir réparatrice pour toutes les personnes qu’elle implique.

Les temps nécessaires

Le temps de se connaître. Le temps de se faire confiance. Le temps de se parler et de pleurer. Le temps de sortir de sa frayeur. Le temps de se faire aider par des professionnels spécialisés. Le temps de se dire qu’on pourrait partager avec d’autres. Le temps de se réunir en petit groupe pour voir si on ira plus loin. Le temps de se provoquer pour voir si on est bien tous égaux. Le temps de dépasser ses préjugés. Le temps de faire tomber les séparations fabriquées de toute pièce comme le racisme, le machisme, le prosélytisme, l’élitisme, le capacitisme (discrimination contre les personnes identifiées comme non-capables), … il y en a beaucoup de ces séparations en « isme » et ça prend beaucoup de temps de s’en affranchir. Le temps de fabriquer notre propre manière de voir les choses. Le temps de trouver de l’argent pour ce projet. Le temps de garder la trace de notre point de vue sur ce qui arrive. Le temps de débattre avec des adultes non-convaincus. Le temps de faire valoir ce que l’on croit juste. Le temps d’aller chercher des enseignements auprès de personnes ressources. Le temps de vivre notre vie de jeune. Le temps des premières amoures déçues. Le temps de l’amour véritable. Le temps des choix de vie. Le temps de mieux connaître notre dieu. Le temps des diplômes. Le temps de questionner nos parents et de se rappeler de nos grands-parents. Le temps de chercher du travail. Le temps d’en trouver. Le temps de rigoler un peu. Le temps de passer du bon temps. Le temps d’écrire. Le temps de créer. Le temps de vérifier ensemble qu’on est sur la bonne voie. Le temps de débattre encore et encore. Le temps de se disputer. Le temps des rancunes. Le temps d’ouvrir des ateliers avec des autres. Le temps d’interpeller nos élus pour débattre de la laïcité. Le temps d’écrire à nouveau. Le temps de créer encore. Le temps des doutes. Le temps de la pandémie qui bouleverse tout. Le temps de manger ensemble. Le temps des obstacles. Le temps de se ré-approprier notre histoire. Le temps de baisser les bras. Le temps de les relever. Le temps d’imprimer et de presser. Le temps de se revoir enfin pour regarder tous ces temps passés ensemble. Ça fait bien 6 ans maintenant.

Les rouages

Nous avons enquêtés ensemble, un artiste (Benjamin Burtin, vidéo, captation, musique et rap), une anthropologue de l’oralité (un peu artiste sur les bords : Caroline Darroux), des médiateurs sociaux de la collectivité, et dix jeunes partant pour cette longue aventure. L’enquête a porté sur les images fortes que chacun des participants avait en tête, individuellement, puis avec l’aide de personnes ressource, puis collectivement. Si environ trente jeunes habitants ont été rencontrés, ils ont été dix à s’impliquer du début à la fin pour cette longue aventure de Fabrique de rêves. Ces visions nous ont aidé.e.s à mettre en forme des récits transitoires, entre le passé et le futur, entre le songe et la réalité, entre l’intérieur et le monde du dehors, entre le monde visible et le monde des invisibles. Parfois le récit n’est pas linéaire, il sursaute, il fait des ellipses. Parce que ce n’est pas une jolie histoire, c’est un rêve à l’intérieur duquel on peut trouver une matrice de vie, un monde qui se superpose à celui où l’on vit, un lieu où l’on peut trouver des ressources, des repères, des rencontres avec des êtres invisibles. Un « rêve parleur »: un rêve qui parle à celui qui est aussi en recherche. 

Cette Fabrique de rêves a eu vocation à être un espace de réparation ethnologique, un espace de reconstruction d’expression et de relations pour ces jeunes qui étaient en demande, cet espace de rencontre s’ouvre, avec Lyannaj, à tous ceux qui écouteront ces rêves parleurs.

L’Atelier du coin s’est saisi de ce projet et nous avons organisé un atelier populaire d’anthropologie sur « les rêves » avec les travailleurs de l’imprimerie. Ils ont écouté le récit de la démarche, les morceaux de l’album, les différentes perceptions des rêves parmi plusieurs peuples autochtones. Puis ils se sont mis à dessiner, composer une image à ce rêve parleur. Une gravure a été imprimé en 100 exemplaires numérotés sur presses typographiques par leurs soins.